« Je ne puis faire mieux que d'en faire ma femme.
Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme :
Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me plaît.» Voilà maintenant deux semaines que j’ai assisté à la représentation de l’
Ecole des femmes à la Comédie Française. J’avais eu l’immense chance de recevoir une invitation par Muriel Mayette, pour une des "générales presse" (la troisième je crois), et du coup, j’étais on ne peut mieux placée (vraiment, on ne peut pas faire mieux, j’étais au troisième rang, dans l’orchestre, pile au milieu !). Déjà, la soirée s’annonçait bien !
Et croyez moi, j’en ai profité.Dès le lendemain, j’ai commencé à rédiger ce billet, de peur d’oublier mes impressions. Faute de temps, je l’achève seulement ce soir. Mais il me semble indispensable de vous reproduire ici ce que j’ai écrit dans le feu de l’action, tel quel !
Jamais je n’ai rien vu de pareil. Depuis hier, je suis sur un petit nuage. J’ai l’impression d’avoir été dans un autre monde, ou une autre dimension… Comme si j’avais pris de longues vacances. Je ressens la nécessité impérieuse d’écrire sur ce que j’ai vécu, avant que ces impressions d’enthousiasme et d’euphorie ne s’estompent. Et le pire de tout, c’est que je ne trouve absolument pas les mots.
Comment est-il possible de mettre des mots sur l’immense talent de Thierry Hancisse ?Epoustouflant, inconcevable, incomparable, géant, impressionnant, sidérant, improbable, fou, immensément admirable,
« monstrueusement prodigieux » (expression parfaitement juste que j’ai pu lire sur le net), méga-enthousiasmant. C’est à peu près ce que j’ai en tête.
Dans son interprétation d’Arnolphe, Thierry Hancisse dépasse tout ce que j’ai pu voir en théâtre jusque là. JAMAIS je n’ai vu ça. Un comédien vivre son rôle à ce point. Avoir un tel abandon, et un tel contrôle de lui-même. Eprouver physiquement avec autant d’intensité la souffrance de son personnage. Il transpire, bave, tremble avec une violence épouvantable, étouffe, pleure, s’effondre, et finit par fuir en riant comme un fou…
Thierry Hancisse est monstrueusement brillant. Il n’est
effrayant que
lorsqu’on sent toute sa puissance physique à deux doigts d’échapper à son contrôle, ou lorsqu’il vous fixe de ses yeux perçants. En fait, comme j’étais au milieu et tout devant (donc quasi sur la scène), il lui arrivait de regarder pile en face de lui, c'est-à-dire là où se trouvait ma tête… Je vous jure,
impossible de le regarder dans les yeux ! Le regard de Thierry Hancisse était insoutenable, intense, immensément intimidant. Ma tête se baissait toute seule, poussée par une force invisible (là vous me prenez pour une folle, mais je vous jure que c’est vrai !).
Le reste du temps, le comédien est hallucinant. Pour quelqu’un qui essaye de faire du théâtre,
penser qu’on puisse accéder à un tel niveau d’interprétation, c’est tout simplement euphorisant. Et voilà pourquoi je suis depuis hier soir dans un tel état d’excitation. Et en plus, il m’est impossible (et c’est hyper-frustrant !) de vous faire passer ce que j’ai pu vivre. Aucun mot n’est assez fort ou assez précis.
Bref, vous l’aurez compris.
Comme jamais, j’ai passé la pièce complètement scotchée par le talent d’un comédien, et estomaquée qu’un jeu pareil puisse exister. Peut-être est-ce parce j’ai vu le Cyrano de Michel Vuillermoz de très loin (tout là-haut dans la galerie), ou que je n’ai pas une énorme expérience des tragédies ? Ou peut être est-ce aussi parce que je ne m’attendais pas à tel spectacle, en allant assister à une pièce comique de Molière ? Le fait est que jamais je n’avais été autant sidérée par une interprétation.
Obnubilée comme je l’étais par Thierry Hancisse,
je ne suis pas certaine d’avoir bien tout vu de la pièce (!). « Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute puissance. » Voilà, c’est ici que je reprends le clavier au présent. Dès la première scène,
Arnolphe annonce la couleur. Il avertit son ami Chrysalde qu'il a l'intention de se marier. Mais Arnolphe n’est pas fou, il sait que toutes les femmes sont mesquines et menteuses, et qu’elles finissent toutes par mener leur mari par le bout du nez, et donc par le tromper. Hanté comme il est par la
peur d’être un jour cocu, Arnolphe s’est voulu plus prudent.
Il va épouser Agnès, sa pupille de 17 ans, qu’il a recueillie toute jeune,
enfermée soigneusement pendant 13 ans, et élevée dans une
complète ignorance.Heureusement (ou malheureusement, on ne sait plus trop bien…),
Agnès croise la route du jeune et passionné Horace. Les jeunes gens ont tôt fait de s’attacher l’un à l’autre. Et
Horace, désespéré de voir sa bien-aimée séquestrée par un vieil homme qui veut la garder pour lui,
ne trouve rien de mieux à faire que de se confier à Arnolphe.Impossible de résumer la suite, sans parler de la mise en scène. (Mine de rien, j’ai lu tellement de critiques depuis l’autre jour, que j’écris certainement des choses qui ne me seraient pas naturellement venues à l’esprit). Il faut croire que
Molière jouait la pièce comme une comédie. Son Arnolphe était paraît-il
« franchement comique ». Pourtant, avec Jacques Lassalle,
l’Ecole des femmes devient une tragédie. Ce-dernier écrit dans le programme :
« L’auteur du Tartuffe ne détesterait peut être pas que l’on songe enfin à interroger l’arrière-pays vénéneux de ses comédies. » L’Ecole des femmes est une tragédie. Tout commence avec la séquestration d’une enfant (le metteur en scène évoque lui-même Natascha Kampuch)… et s’achève par la passion et la folie d’un homme. Avec Jacques Lassalle, Arnolphe
sombre peu à peu dans une sorte de folie, d’hébétude. Horace finit faible et méprisable aux yeux d’Agnès. Et que dire d’Agnès justement,
Agnès qui finit déçue par la médiocrité d’Horace, et
brisée par la perte brutale de son innocence et par la cruauté et la souffrance d’Arnolphe ?« Arnolphe, sieur de La Souche, serait un fou doublé d’un monstre, rien de moins, s’il ne finissait pas s’avouer et nous avouer, en même temps qu’à Agnès, l’insondable douleur de sa passion. Alors, c’en est fini de l’effroi qu’il nous inspirait. Il nous convainc, nous émeut, nous bouleverse. Il nous dénude et nous délivre. Il pourrait être nous. »J’ai beaucoup aimé le décor naïf et apaisant, au milieu du déchirement des personnages. Agnès vit sur une île, et on y entend le clapotis de l’eau et le gazouillement des oiseaux. De la ville, sa maison se devine seulement, comme une ombre, derrière une toile peinte qui figure le décor d’une rue.
Et parfois, la salle entière s’allume, et les comédiens parlent au public (la représentation commence d’ailleurs ainsi, ce qui a valu à un retardataire un regard réprobateur d’Arnolphe, qui venait du fond de la salle, sa valise à la main !).
Il me reste
un petit mot à dire sur la distribution. J’ai eu la chance de voir les deux sociétaires honoraires Yves Gasc (notaire incompétent à souhait !) et Simon Eine (charismatique père d’Horace).
J’ai adoré Gilles David (Chrysalde), qui apporte à la pièce une
touche d’équilibre et de sérénité très appréciable. Un peu moins aimé cependant les deux serviteurs, interprétés par Pierre-Louis Calixte et Céline Samie, que j’ai trouvé trop caricaturaux, agaçants, et finalement pas si drôles.
Jérémy Lopez est quant à lui
parfait dans le rôle d’Horace (le rôle du jeune premier n’étant jamais facile à jouer).
Et restent enfin, les deux héros.
Julie-Marie Parmentier et
Thierry Hancisse. Ces deux là, se complètent admirablement. Julie-Marie Parmentier (qui fait extrêmement jeune, on lui donnerait 18 ans, alors qu’elle en a 30 !) joue le rôle d’Agnès avec
beaucoup de simplicité, de limpidité (en passant, j’adore sa voix). Adorable, sage, et gaie au départ, puis renfermée sur elle-même et sourdement révoltée, et enfin froide, impitoyable envers Arnolphe, et pourtant toujours fragile et sensible.
Et comme on l’a dit,
Thierry Hancisse n’est pas le plus mauvais ! Juste une chose, qui relève du choix de l’interprétation. Dès qu’Arnolphe apprend qu’Horace a courtisé Agnès, il éprouve une grande douleur. A mon avis, la pièce aurait gagné à ce que cette douleur soit exprimée avec moins de violence au départ, laissant par la suite le champ libre à sa montée en puissance.
Deux scènes magiques entre ces deux comédiens. Celle des
maximes où l’on rit, mais avec le cœur serré, pour Agnès et pour Arnolphe. Et celle où enfin,
Arnolphe avoue son amour à la jeune femme, déchirante.
« ARNOLPHE :
Sans cesse nuit et jour je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai.
Tout comme tu voudras tu pourras te conduire.
Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire.
(A part.) Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ?
(Haut.) Enfin, à mon amour, rien ne peut s’égaler.
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux.
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
AGNES :
Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme.
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.» Alors si vous en avez l’occasion n’hésitez surtout pas.
L’Ecole des femmes est d'une modernité sidérante et le destin d'Agnès et Arnolphe ne pourra pas vous laisser indifférents. Et puis l'
Ecole des femmes est avant tout, une très très grande leçon de théâtre.